MARIAGE - Sociologie

MARIAGE - Sociologie
MARIAGE - Sociologie

Parmi les rites de passage qui jalonnent le cours de la vie humaine, le mariage revêt une importance particulière pour l’individu comme pour la vie de l’espèce et la société. Aucune institution n’est plus universelle et plus stable dans sa finalité, mais les mutations en cours retentissent en elle comme dans les autres domaines des sociétés industrielles contemporaines.

Simultanément, après un siècle d’individualisme et de romantisme, l’accent est mis aujourd’hui sur le libre choix des intéressés et sur l’épanouissement de la personnalité de chaque conjoint. Il ne s’agit plus de groupes qui échangent leurs membres ni de familles qui s’allient, mais de personnes libres et égales qui décident de s’unir pour construire ensemble leur bonheur, libres aussi d’interrompre plus tard leur union, si celle-ci ne leur apporte pas les satisfactions attendues.

Les conditions nouvelles d’existence et les changements concomitants de mentalité favorisent l’exercice de cette liberté. Croissance de la population, densité de peuplement dans les agglomérations importantes, mobilité accrue, brassage des groupes entre eux, tolérance ou plus grande facilité des mœurs élargiraient en quelque sorte à l’infini, pour chaque homme et chaque femme, le champ des «éligibles» parmi lesquels choisir un partenaire.

Cette image du mariage contient sans nul doute une part de vérité, mais elle est partielle, sinon déformée. Le mariage a beau, en effet, revêtir des modalités qui évoluent dans le temps et dans l’espace, selon le contexte culturel total, il n’en demeure pas moins un acte qui engage la communauté tout entière, dans ses formes et dans son avenir biologique. Les couples qui se constituent sont les mandataires de la société et, en tant que tels, soumis à son contrôle.

1. Le mariage, institution sociale

Les hommes n’ont jamais laissé à la seule initiative des individus les unions reconnues, qui assurent presque toute la descendance et affectent l’existence même ainsi que l’organisation des groupes. Toutes les sociétés connaissent des règles très strictes, écrites ou non écrites, définissant en particulier les systèmes de parenté et formulant des impératifs ou des interdits quant aux groupes et aux membres des groupes dans lesquels ou avec lesquels il est licite ou non de contracter une alliance. Une immense littérature, ethnologique et sociologique, en témoigne, qui a fait reculer l’hypothèse de la promiscuité primitive.

Sur le caractère social du mariage, on pourrait alléguer le témoignage de Claude Lévi-Strauss. Il écrit à la fin de son ouvrage sur Les Structures élémentaires de la parenté , qui prend pour point de départ l’universalité de la prohibition de l’inceste: «La reconnaissance sociale du mariage (c’est-à-dire la transformation de la rencontre sexuelle à base de promiscuité en contrat, en cérémonie ou en sacrement) est toujours une angoissante aventure; et on comprend que la société ait cherché à se prémunir contre ses risques par l’imposition continuelle, et presque maniaque, de sa marque.»

Institution sociale, le mariage est aussi une institution juridique, et la législation coutumière ou écrite s’en est toujours préoccupée. En Europe, c’est après la Révolution française et au XIXe siècle que les lois, traduisant l’évolution des mœurs, ont introduit des changements notoires. Une double tendance, destinée à faciliter le mariage, se manifeste, l’une simplifiant les formalités et libérant les enfants de la tutelle des parents, l’autre tendant à accorder à la femme l’égalité avec son mari. Des débats sur ces questions, et des modifications législatives plus ou moins importantes à cet égard, sont en cours dans de nombreux pays.

Dans une autre direction, des préoccupations contemporaines se font jour, reprenant la pensée séculaire ou utopique, pour utiliser les découvertes scientifiques à des fins eugéniques, visant à la fois le bonheur individuel et l’équilibre social (examens médicaux prénuptiaux, organismes de conseils matrimoniaux).

Intensité de la nuptialité et précocité du mariage

Bien que le mariage soit la règle à toutes les époques et dans toutes les sociétés, il n’est pourtant pas contracté partout avec le même degré d’universalité. De plus, il n’est pas toujours conclu au même âge, pour les hommes comme pour les femmes, et les variations de l’âge moyen où il se produit sont relativement fortes dans les différentes cultures. La nuptialité, pour employer le langage de la démographie, sous son double aspect d’intensité et de précocité est donc bien un phénomène social et culturel.

Un bon indice de l’intensité de la nuptialité dans une population est fourni par la proportion de célibataires hommes aussi bien que femmes, aux différents âges. L’importance du célibat définitif se mesure correctement vers cinquante ans, et l’on n’est pas loin de trouver, de trente-cinq à quarante ans, des proportions proches du résultat final. Au-delà de cet âge, et en particulier aux âges élevés, la mortalité différentielle introduit un élément perturbateur.

Le tableau 1 montre comment se compare la situation à cet égard vers 1960 dans un pays occidental à nuptialité moyenne, la France, avec celle de pays appartenant à d’autres continents et de religion différente; l’âge médian est celui où la moitié des individus sont mariés.

Ainsi, dans les pays occidentaux, de 8 à 10 p. 100 des femmes restent célibataires, tandis qu’ailleurs presque toutes se marient. Dans les cultures où il est le plus fréquent, le mariage est aussi plus précoce. À vingt ans, par exemple, les deux tiers des femmes sont encore célibataires en France, tandis qu’en Inde ou en Guinée la presque totalité d’entre elles sont déjà mariées. Le Japon, pays le plus développé d’Asie, fait exception à la règle avec une nuptialité assez intense, mais un mariage tardif. L’Égypte et la Turquie connaissent une nuptialité d’égale intensité, mais la précocité est nettement plus marquée en Turquie.

Ce qui est vrai des femmes l’est aussi des hommes, et, contrairement à une opinion répandue, le célibat est en règle générale un peu plus fréquent parmi les hommes que parmi les femmes.

En contrepartie, les proportions de veuves et de divorcées sont plus élevées dans les pays non occidentaux, par suite de diverses coutumes, comme la répudiation ou encore l’interdiction faite aux veuves de se remarier (c’est le cas de l’Inde, notamment, où l’on trouve 37 p. 100 de veuves dans le groupe des femmes de quarante à quarante-quatre ans contre 9 p. 100 en France).

Tendances au cours du temps

Un autre trait marque à quel point le mariage est lié au contexte culturel dans lequel il se situe: la stabilité observée au cours du temps dans une même civilisation. Au contraire de la mortalité et de la natalité qui ont fléchi de manière considérable depuis deux siècles dans les pays occidentaux, la nuptialité n’a varié que dans des limites étroites. On constate que, si les rapports numériques entre les deux populations de mariables, celle des filles et celle des garçons, sont affectés par suite de circonstances diverses, telles que les guerres par exemple, les effets n’en sont que momentanés et n’affectent presque pas le résultat final. Les variations de longue durée sont très lentes.

En revanche, et toujours dans les populations européennes, l’âge moyen au premier mariage tend à s’abaisser depuis deux siècles de manière assez régulière et continue. Jusque vers 1850, les hommes se marient pour la première fois en moyenne aux alentours de vingt-huit ou vingt-neuf ans, les femmes autour de vingt-cinq ans et, aujourd’hui, on atteint des valeurs de vingt-cinq et vingt-trois ans, ce qui a eu pour effet de rétrécir légèrement l’intervalle d’âge entre les conjoints. L’âge modal, c’est-à-dire celui où se produit le plus grand nombre de mariages, se situe pour les hommes entre vingt-trois et vingt-cinq ans, pour les femmes entre vingt et vingt-deux ans environ, et la baisse de l’âge résulte d’un mouvement de bascule autour de ces âges de plus grande fréquence: on se marie plus avant, et surtout moins souvent après. Cette insertion plus rapide dans la vie matrimoniale doit être interprétée en liaison avec les changements profonds survenus en Occident dans les conditions d’existence, changements qui se sont accompagnés d’une maturation physiologique et psychologique plus rapide des adolescents.

C’est surtout au cours du XIXe siècle que la situation s’est modifiée, puis a subi une sorte de tassement. Quelques indices peuvent faire penser, néanmoins, qu’elle continue à évoluer, accusant les tendances à une intensité et à une précocité plus marquées. Aux États-Unis, en particulier, le mouvement s’est accentué dans ce sens. On note, pour les générations les plus récentes parmi celles dont on peut suivre toute l’histoire matrimoniale, que seulement 8 p. 100 des hommes et 4 p. 100 des femmes ne se seront pas mariés, et que l’âge moyen au mariage y atteint respectivement vingt-quatre et vingt et un ans (tabl. 2).

On ne saurait pourtant en conclure qu’une profonde transformation des mœurs affectera, dans un avenir très proche, l’âge où se produisent les unions. En effet, les attitudes observées, par exemple, en Belgique et en France confirment très largement la pratique actuelle. L’âge optimal au mariage, qu’il soit médian, moyen ou modal, correspond très exactement aux données statistiques du moment. Il y a concordance totale entre les appréciations des hommes et celles des femmes, et l’on est en présence d’une norme collective à laquelle obéissent les individus dans leur conduite, consciemment ou non. En outre, constatation remarquable, ceux qui se sont mariés avant, ou après cet âge optimal, estiment souvent qu’ils l’ont fait plutôt soit trop jeunes, soit trop âgés.

Une étude complète de ces problèmes devrait encore tenir compte de deux éléments. D’une part, la nuptialité varie selon le milieu social. D’une manière assez générale, les ouvriers et employés subalternes se marient plus, et plus tôt, que les cadres moyens et supérieurs et que les cultivateurs exploitants. Les ouvriers agricoles se marient de très loin le moins souvent, représentant à ce point de vue le groupe le plus défavorisé, voire le plus misérable. D’autre part, les unions ne se célébraient pas autrefois de manière homogène tout au long de l’année. Dans l’Europe ancienne, des injonctions religieuses ou autres, mais aussi les contraintes du travail de la terre conduisaient les couples à se marier en dehors de certaines périodes (avent et carême, temps des grands travaux agricoles). Les pointes se sont très largement écrêtées, mais il en subsiste quelque chose aujourd’hui, à tel point qu’un auteur, étudiant les répartitions au cours des mois de l’année dans la période contemporaine, a pu parler du «mariage, coutume saisonnière».

Ainsi, le mariage, qui semble répondre à des motivations sexuelles, c’est-à-dire individuelles, et à une activité instinctive, subit en fait toutes sortes de pressions de la société qui le contrôle de manière très stricte.

2. Les règles homogamiques

La société a bien d’autres moyens encore pour enserrer la liberté des candidats au mariage dans des limites très étroites. Elle n’est pas semblable à une foule indistincte, mais composée de groupes particuliers – dans les espaces géographique et social – qui concourent tous à son organisation et à ses finalités.

Homogamie géographique

La première de ces contraintes est de nature physique ou géographique. La proximité des domiciles constitue toujours une sorte de préalable à l’union des individus. Les chercheurs américains ont mis en évidence le rôle joué par la vicinité (residential propinquity ) dans la conclusion des mariages. Mais le facteur de distance n’est pas seul en cause et se combine avec d’autres variables telles que les origines ethniques ou religieuses et le milieu professionnel qui continuent à rapprocher dans les mêmes espaces des groupes humains homogènes.

La résidence au moment du mariage ne correspond d’ailleurs pas toujours au lieu de naissance, par suite des déplacements accomplis par les individus eux-mêmes ou par leurs parents. Or, malgré cette mobilité, la majorité des mariages sont contractés entre personnes ayant les mêmes origines géographiques. Il se produit en matière de migrations intérieures des phénomènes analogues à ceux qui président aux migrations internationales. Dans un cas comme dans l’autre, les mouvements sont beaucoup moins désordonnés qu’il peut paraître: les personnes qui arrivent se trouvent en quelque sorte encadrées dans un milieu qui reconstitue le milieu d’origine. L’ancienne idée selon laquelle les États-Unis constituent un creuset (melting pot ) apparaît comme un type d’explication insuffisant.

Il existe dans tout pays ou toute région d’immigration, comme dans les grandes agglomérations modernes qui se sont constituées en majeure partie par la venue de populations originaires des campagnes, toutes sortes d’associations ou groupements, civils ou religieux, politiques, culturels ou sociaux, dont le but est justement de maintenir les liens avec les régions de départ et, surtout, de favoriser un contact entre les migrants de même provenance. Ces groupes sont organisés de manière très active avec leurs dirigeants, leur presse, leur folklore, leurs lieux de réunion et leurs fêtes.

En conséquence, même lorsque de jeunes hommes qui se sont expatriés, ou qui ont simplement quitté leur «petite patrie» pour une grande ville ou une autre région, ne retournent pas au pays de leur enfance pour y chercher une fiancée, ils ont plus de chances de rencontrer dans leur nouveau séjour une jeune fille originaire de la même région qu’eux plutôt que d’une autre région. La situation n’est pas différente pour les jeunes filles qui se sont déplacées elles aussi pour trouver du travail ou de meilleures conditions d’existence. Un peu partout se reconstituent des groupes de personnes ou des colonies par région de provenance, et les circonstances dans lesquelles se produit le «choix du conjoint» dans une société mobile ne sont pas sans rappeler les conditions qui prédominaient dans une société plus ancienne.

La fréquence des mariages homogames du point de vue ethnique ou régional a légèrement diminué; de même, la distance géographique entre les conjoints a légèrement augmenté parmi les couples les plus jeunes. Mais ces changements dans le temps ne se produisent que lentement, freinés par les mécanismes sociaux qui, dans une certaine mesure, tendent à reconstituer dans les lieux d’arrivée les groupes de départ.

Homogamie sociale et culturelle

Un haut degré d’homogamie sociale des conjoints subsiste dans la société contemporaine. La proportion des homosociaux, c’est-à-dire des conjoints de même condition sociale, l’emporte très largement sur ce que donnerait une répartition des unions de hasard.

Malgré les changements de structure sociale et malgré la diversification croissante des milieux et des groupes, on a toujours plus de chance de se marier dans son propre milieu ou dans un milieu proche que dans tout autre. L’accroissement de la mobilité sociale a atténué sans doute, mais sans les supprimer, les pressions extérieures très fortes qui s’exercent sur le choix du conjoint, et ce pour en limiter l’étendue.

L’homogamie la plus forte se rencontre parmi les cultivateurs, puis, en ordre décroissant, chez les ouvriers, et enfin chez les personnes appartenant aux groupes les plus favorisés; elle est la plus faible parmi les commerçants, les employés et surtout les cadres moyens. Les échanges les plus nombreux se font entre ces trois derniers milieux, correspondant à ce que l’on appelle communément les «classes moyennes», qui jouent un rôle de charnière dans les phénomènes de mobilité. Il n’y a pratiquement pas d’échange entre les groupes situés au-dessous et au-dessus d’elles, dont les membres s’unissent et se reproduisent entre eux. Dans le sens de l’ascension ou de la régression sociale, les mouvements ne se produisent pratiquement que vers les groupes intermédiaires ou à partir d’eux. Un grand nombre d’enquêtes empiriques confirment ces données.

À la proximité sociale s’ajoute la proximité culturelle. La similitude de niveau d’instruction ou d’appartenance et de pratique religieuses des conjoints reste dominante. On en trouve les preuves dans les pays d’Europe, aussi bien de l’Est que de l’Ouest. Compte tenu des divers éléments qui la composent, la similitude l’emporte sur la dissemblance. L’influence du milieu joue partout pour limiter fortement la liberté de choix d’un conjoint par les individus. Les contraintes tendent à s’atténuer avec le temps, mais dans une très faible limite.

Entre deux lois opposées, l’attraction des semblables ou l’affinité des contraires eu égard aux caractères sociaux des conjoints, c’est la première qui l’emporte nettement dans le monde contemporain. Les mécanismes qui président au choix du conjoint tendent à maintenir, en dépit des changements, les structures sociales anciennes ou encore à freiner les transformations de structures.

Des études ayant trait aux mensurations physiques ou au psychisme montrent, en outre, que les individus ayant des caractères semblables s’unissent entre eux plus souvent que ceux de caractères opposés.

3. Création et rupture des mariages

La rencontre des futurs

Cause ou effet des déterminations sociales, les circonstances de la rencontre entre futurs conjoints sont démonstratives à cet égard. Voici à titre d’illustration (tabl. 3) comment elles se résument, d’après deux études conduites en France et en Belgique.

Compte tenu de différences de classification, les types de rencontre sont tous de nature telle qu’ils mettent presque toujours en présence des individus appartenant au même milieu. C’est là une conséquence directe des formes mêmes de la vie sociale.

Le fait est évident quand les conjoints se sont connus par suite de relations d’enfance ou de famille, par présentation, lors d’une réunion de quelque société ou groupement que ce soit, ou encore à l’occasion d’une fête de famille.

Mais il n’est pas moins patent lorsqu’il s’agit de relations de voisinage, par suite de la répartition spatiale des divers groupes sociaux – aussi bien dans les campagnes que dans les quartiers des villes, socialement très différenciés –, ou encore d’une connaissance faite sur le lieu de travail, qu’il s’agisse d’une usine ou d’une université, ou même dans des lieux de distractions, lors de manifestations sportives, de kermesses, de vacances d’été ou d’hiver, de voyages organisés, de fêtes publiques. Les modes et les lieux de distraction définissent, en effet, les milieux sociaux tout autant que leur activité professionnelle.

Quant aux rencontres groupées sous le signe des «circonstances fortuites», elles apparaissent aux intéressés avoir été le fait d’un «hasard». Mais ces prétendus hasards ne pouvaient aboutir à un mariage que dans des limites assez étroites, et dans la mesure où les personnes mises en présence sont proches les unes des autres, par leurs appartenances sociales tout particulièrement.

Reste le dernier type de rencontre, ou plutôt le premier par sa fréquence relative: la rencontre au bal. Le bal lui aussi met en présence le plus souvent des garçons et des filles appartenant aux mêmes milieux. Il y a ceux qui se connaissaient déjà, au moins de vue, par suite de relations de famille ou de voisinage. Les autres se sont effectivement rencontrés pour la première fois dans un bal. Pour les premiers, on se retrouve dans l’un des cas précédents. Pour les seconds, la première connaissance résulte bien du bal lui-même. Néanmoins, le bal n’est pas un lieu indifférencié où se réunissent des personnes de tous les milieux. C’est le bal du village ou de quartier, c’est la surprise-partie des milieux bourgeois, c’est le bal de telle ou telle association professionnelle ou culturelle, ou celui qui termine la kermesse d’une paroisse. Les couples formés pour la danse se séparent souvent avec les derniers échos de la musique. Mais quelques-uns se retrouvent ensuite, d’autres iront jusqu’au mariage. Les affinités électives, pour reprendre le titre d’un roman célèbre, ont pu se faire jour grâce à la danse, mais elles n’ont pu se déclarer le plus souvent qu’entre personnes préalablement rapprochées par des affinités sociales.

Le bal – ce vocable désignant ici toutes les espèces de bals – a donc, en tant qu’institution spécifique, deux fonctions distinctes. La première consiste à réunir des garçons et des filles qui se connaissaient déjà ou s’étaient au moins aperçus auparavant. De plus, la nature et l’ambiance du lieu leur permettent de se rencontrer en dehors des contraintes extérieures. Cette double fonction s’exerce en tout état de cause auprès de jeunes appartenant déjà presque toujours au même milieu, et les modalités selon lesquelles les futurs conjoints font connaissance n’évoquent en rien ce qui se passerait si les unions se formaient au hasard (à la manière d’une loterie) dans l’ensemble de la population des mariables. Ou, s’il y a loterie, les billets ne sont pas distribués indistinctement à toute la population, mais seulement à l’intérieur des groupes plus ou moins restreints que dessinent les structures sociales du moment, c’est-à-dire à des garçons et filles déjà socialement appariés.

Fiançailles et relations sexuelles avant le mariage

Bien que la chose soit aussi banale que possible, il ne paraît pas facile de passer du célibat au mariage. La société semble avoir pris en ce domaine une double précaution. D’un côté, pour régir les relations entre hommes et femmes, elle a placé des barrières de toutes sortes, morales, religieuses, ou simplement sociales, de l’ordre des convenances élémentaires, apprises dès l’enfance, pour contenir l’attirance réciproque des sexes. Elle y a si bien réussi qu’il faut en même temps trouver les moyens de lever ces barrières, sous son contrôle. C’est à quoi tendent les groupements de toutes sortes, plus ou moins spontanés, dont une des fonctions est de rapprocher des personnes qui ont entre elles quelque chose de commun, et c’est un des rôles essentiels des fêtes organisées par ces groupements que de permettre aux jeunes des deux sexes non seulement de se connaître, mais de s’approcher physiquement, et d’éprouver leurs sentiments en ayant la licence de les découvrir et de les exprimer. Le bal, quelque forme qu’il revête dans les différents milieux, est l’institution sociale spécifique destinée à favoriser des mariages entre personnes du même groupe ou de groupes voisins.

Il faut ajouter bien d’autres indices, comme la durée des fiançailles, la longue période pendant laquelle on s’est connu avant de se déclarer, l’accord des deux familles dont on ne se passe qu’exceptionnellement.

En un mot, le mariage ne semble pas, dans la plupart des cas, le résultat d’une impulsion soudaine, d’un «coup de foudre» qui éclate, mais, au contraire, d’une décision réfléchie qui suppose plus ou moins de temps selon les circonstances et les individus. Le garçon ou la fille qui se rendent au bal n’y vont pas pour se marier, mais pour se distraire, chercher une aventure, ou trouver un moyen de satisfaire les impulsions sexuelles qui sont en eux. Le mariage peut se trouver au terme de l’aventure.

C’est au regard de ces circonstances coutumières qu’il convient d’interpréter, semble-t-il, la fréquence des conceptions prénuptiales et la fréquence plus élevée encore de relations sexuelles entre futurs conjoints. Un cinquième des premières naissances légitimes, 21 p. 100 vers 1965, résultent aujourd’hui en France d’unions sexuelles antérieures au mariage, puisqu’elles se produisent moins de huit mois après le jour des noces, contre 8 p. 100 vers 1935. Le mariage plus ou moins hâté par la découverte d’une grossesse est en réalité la sanction sociale, et toute naturelle, des relations qui se sont établies entre deux jeunes gens que la société avait rapprochés. La conscience collective ratifie cet état des mœurs. Le fait qu’un jeune homme et une jeune fille accomplissent ensemble l’acte sexuel est considéré dans une large mesure comme les engageant pour l’avenir. Que ces relations aboutissent à la conception d’un enfant est le signe qui avertit le garçon comme la fille que le temps de l’adolescence et de la quête indistincte d’un partenaire est passé, que leur instinct se fixe sur une personne, et qu’il y a lieu de songer à s’établir.

Le divorce

Si le mariage est toujours contrôlé par la société, et si plus souvent qu’autrefois il survient plus tôt, la possibilité de divorcer n’est-elle pas le signe d’un affaiblissement de la force du lien matrimonial, d’un désintérêt de la société ou encore d’une dégradation de l’institution familiale?

Certes, la reconnaissance légale du divorce tend à se généraliser dans les sociétés industrielles et, là où il est possible, une tendance se fait jour à l’extension du nombre des ruptures d’union. Sans entreprendre ici une analyse détaillée et sans discuter au fond la question, on ne saurait nier que la fréquence des divorces témoigne d’un changement dans la psychologie collective. Elle montre que, dans la double finalité du mariage, l’accent porte de plus en plus sur la personne des conjoints et moins sur la constitution de la famille et la procréation. Mais la législation se préoccupe de plus en plus, en pareil cas, de l’avenir des enfants, quand il y en a, dans les couples qui divorcent.

L’exemple de l’U.R.S.S., où la très grande facilité du divorce, presque l’union libre, instituée au lendemain de la révolution de 1917, a été fortement restreinte par l’État, constitue un précédent historique. L’extension que le divorce prend aujourd’hui dans plusieurs républiques populaires, Hongrie et Roumanie par exemple, pose un problème aux pouvoirs publics, et il n’est pas exclu que ceux-ci soient conduits à prendre des mesures restrictives, comme ce fut le cas de manière inopinée et radicale en Roumanie en ce qui concerne l’avortement. Rien de tel ne semble se dessiner encore aux États-Unis, où cependant la fréquence du divorce est aujourd’hui la plus élevée des pays industrialisés.

Il est significatif en tout cas de constater, pour autant que le permettent des données statistiques souvent imparfaites, que le divorce est d’autant plus fréquent que l’on atteint des groupes sociaux financièrement les moins favorisés. Là où le contrôle social s’exerce le moins, par suite de conditions matérielles difficiles, voire misérables, le mariage et la famille apparaissent plus précaires. La solidité des institutions se ressent d’une moindre intégration sociale, ou d’une situation marginale. Un remède, en ce domaine comme en d’autres, peut consister dans l’égalisation progressive des niveaux de vie et des niveaux culturels.

4. La norme sociale et le rôle de la famille

Malgré les facilités de la vie moderne et malgré une plus grande tolérance, un sentiment profond demeure, qui rejoint et sanctionne l’état de fait. La distance qui sépare les conjoints, qu’elle soit d’ordre culturel, psychologique ou géographique, est toujours difficile à franchir.

Malgré toutes les exceptions qui pourraient être alléguées, peut-être un peu plus fréquentes aujourd’hui qu’autrefois, dans la mesure où les contraintes sociales tendraient à se desserrer légèrement, malgré surtout les divergences et les difficultés de l’histoire personnelle des individus, chacun tend à conformer ses conduites à un modèle collectif inscrit dans sa conscience ou dans son inconscient.

La liberté de l’individu, ou encore sa marge de liberté dans ses démarches les plus intimes et les plus personnelles, reste enserrée de toutes parts, aujourd’hui comme hier, dans un réseau étroit de probabilités et de déterminismes qui le poussent moins encore à «choisir» qu’à «trouver» un conjoint qui lui soit aussi proche que possible.

En définitive, on peut conclure, en accord avec de nombreux auteurs américains, allemands, belges ou français, que l’homogamie est largement le produit des contraintes géographiques et sociales qui constituent le champ d’existence des individus. Toutefois, il n’y a pas un seul marché matrimonial, mais des «marchés séparés», où chacun apporte un «avoir social» dont le poids n’est pas le même sur les différentes places. La liberté existe seulement à l’intérieur de «petits marchés» où seul un nombre restreint de candidats peuvent se présenter.

Sans doute la distance sociale entre les conjoints s’est-elle accrue par rapport à un état de fait ancien, sans doute est-elle un peu plus grande parmi les générations nouvelles que parmi les anciennes, mais la mobilité n’est pas telle qu’elle abolit toute distance et que les unions peuvent se former littéralement au hasard. Les mécanismes actuels de sélection du conjoint ont pour effet de maintenir une certaine permanence des structures sociales. Ils impriment aux mouvements en cours une décélération nécessaire pour maintenir l’équilibre de l’ensemble. Or, dans la société contemporaine, comme dans celle d’hier, c’est par la famille que se transmet l’héritage du passé, c’est au sein de la famille que chacun acquiert son «avoir social», et c’est à elle qu’est imparti le rôle de frein. Qu’il le veuille ou non, qu’il approuve ou s’insurge, l’adolescent reste l’héritier d’une certaine culture, acquise dans sa famille, qui porte en elle les valeurs et les aspirations du groupe dans lequel elle est insérée. Le choix qu’il fait d’un conjoint comme celui d’un métier et d’une résidence représentent un seul et même choix, résultant des motifs imprimés, dans sa conscience, par le milieu dont il est issu.

L’héritage ne consiste pas seulement en biens matériels, car beaucoup n’en possèdent aucun; il est avant tout de nature psychologique et culturelle. Le mariage, qui fonde la famille et engage l’avenir en intégrant le passé, reste un acte décisif où l’individu n’est pas seul en cause, mais où s’expriment les mobiles profonds du groupe.

5. Tendances récentes. La crise de l’institution?

Un changement radical est-il en vue? Dans tous les pays industriels se manifestent des tendances plus ou moins accentuées, toutes de même sens, qui pourraient mettre en cause l’institution même du mariage. Les indicateurs démographiques au cours des années 1970 et 1980 en portent témoignage.

La nuptialité, très stable dans le passé, et qui devenait plus intense, amorce un mouvement inverse et rapide. Le modèle selon lequel la quasi-totalité de la population des deux sexes se marie semble périmé. Il est probable, d’ores et déjà, qu’en France par exemple les jeunes femmes d’aujourd’hui ne se marieront qu’à proportion d’environ 80 p. 100 et vraisemblablement moins. L’âge moyen au premier mariage, qui s’abaissait depuis un siècle, s’élève à nouveau. Les naissances illégitimes, stabilisées depuis longtemps, connaissent presque un doublement, passant de 6 ou 7 p. 100 à 11 ou 12 p. 100; à l’inverse, les conceptions prénuptiales, qui avaient progressé très rapidement, retombent du quart des premières naissances à 16 ou 17 p. 100. Ces phénomènes sont à rapprocher d’une plus grande maîtrise de la fécondité, et d’une fréquence élevée de «cohabitation juvénile», c’est-à-dire de vie commune des jeunes sans mariage, qui atteint jusqu’à la moitié des générations les plus récentes. Cette cohabitation prélude encore le plus souvent au mariage, mais elle en oblitère pourtant en quelque sorte l’opportunité, aux yeux des intéressés.

Une montée spectaculaire des ruptures d’union accompagne ces changements: plus du doublement en France dans les dernières années, triplement en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Le divorce de plus en plus fréquent intervient en outre après une durée de mariage de plus en plus courte, et les remariages de divorcés fléchissent à leur tour. À partir des années 1970, des modifications importantes ont d’ailleurs été apportées à la législation du divorce par la plupart des pays industriels, dans le sens d’une simplification des procédures. Les tendances en cours en France n’ont en effet rien d’exceptionnel et se rencontrent partout. La situation y est intermédiaire entre les États-Unis, fréquemment en tête des changements, ou les pays de l’Europe du Nord, où elles sont nettement plus marquées, et certains pays de l’Europe méridionale, Espagne ou Italie, moins avancés encore, mais engagés sur la même voie.

Faut-il conclure de tous ces faits à une mise en question radicale de l’institution matrimoniale? Si celle-ci tend à être refusée dans ses formes actuelles, on voit mal comment la société pourrait aller vers un régime d’union libre généralisée, et se passer en tout cas de règles juridiques sanctionnant l’union des personnes. La crise du mariage n’est qu’un aspect d’une crise plus générale qui affecte l’ensemble des valeurs de la civilisation présente.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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